Digitalisation - menace ou opportunité Acte 1 : l’industrie musicale
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Digitalisation - menace ou opportunité Acte 1 : l’industrie musicale

Les changements occasionnés par l’arrivée de solutions digitales sont nombreux.

L’industrie musicale est l’une de celles qui a eu à faire face à de multiples transformations pour adapter ses modèles, avec des adaptations de l’ensemble des acteurs mais également des pouvoirs publics et législatifs ainsi que les sociétés de par le monde chargées de faire respecter les droits d’auteur telles que la SACEM en France (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), société de droit privé à but non-lucratif.


1er octobre 1982 - lancement du compact disc par Philips et Sony

L’arrivée du CD était la première pierre du numérique (à l’ère pré-Internet). 

Elle mit fin aux cassettes et vinyles (du moins temporairement), mais finalement ne changea que très peu les modes de « consommation » de la musique.

Les majors continuaient de vendre des disques, et restaient ainsi dans leurs zone de confort. 


1987 - invention du MP3 par Thomson Multimedia et le Fraunhofer Institut en Allemagne (sans oublier le CCETT)

L’invention du MP3 a rendu possible la diffusion au travers d’internet des musiques du monde entier. Ainsi, « le pire » cauchemar des maisons de disque prenait corps, car les fichiers étaient très compacts et facilement échangeables.

Pour ceux qui sont intéressés voici ici quelques éléments sur l’histoire rétablissant le rôle du CCETT et de Yves-François Dehéry dans l’invention du MP3.

Dès la fin des années 1990, I’internet prend son essor en France et facilite l’accès aux fichiers musicaux partagés illégalement.


1988 - lancement des premiers graveurs CD (CD-R) par Philips et Sony

Il devient possible de faire un clone du CD d’un niveau musical identique à l’original. 


1998 - sortie des premiers lecteurs portables MP3

Mpman est lancé en Asie et sous la marque Eiger Labs aux États-Unis, en 1998. 

La même année, le constructeur de matériel informatique Diamond marque les esprits avec la sortie de son Rio PMP300.

32Mo de mémoire (soit une petite douzaine de titres), des piles rechargeables, une ergonomie simpliste...

Mais après un mois de mise en vente, la RIAA(Recording Industry Association of America) attaque la compagnie en justice. 

Ce procès sera représentatif des enjeux auxquels le secteur de la musique va être confronté les années qui suivent.

Le juge finira par débouter la RIAA, au motif que le lecteur mp3 n’est pas un logiciel d’enregistrement. 

En appel, la justice confirmera que les lecteurs mp3 ne sont pas sous le joug de l'« Audio Home Recording Act ».


Juin 1999 - lancement de Napster, réseau pair-à-pair (P2P ou peer-to-peer) centralisé 

Napster a été le premier site permettant illégalement de télécharger quasiment n’importe quel titre musical.

Les deux jeunes fondateurs Shawn Fanning et Sean Parker (qui participa par la suite au succès de Facebook) souhaitaient pouvoir facilement échanger de la musique avec leurs amis.

En moins d'un an, le nombre d'utilisateurs atteignit la barre des 50 millions.

Pourtant nous n’étions pas si loin du concept de streaming d’aujourd’hui qui redonne vie à Napster d’ailleurs, par contre à l’époque sans le souci de rémunération des auteurs.

Le cauchemar des majors, de la Sacem ou encore de la RIAA était né et ils allaient mettre toute leur énergie et leur puissance d’influence politique pour le faire disparaître.

Notamment en utilisant des communications effrayantes de ce type:

Assez vite détournée ainsi:

Le service proposé par Napster utilisait un serveur centralisé (index), ce qui a rendu la tâche relativement aisée pour la justice américaine en 2000 et en appel en 2001.

Les juges en concluent que Napster est responsable de violation de copyright par contribution, en ce qu’il est conscient que son système de partage de fichiers fournit les moyens de contrevenir aux droits d’auteur, et par délégation, puisqu’il avait le droit et le pouvoir (érigés en obligation par la Cour) de réglementer son système en prévenant tout téléchargement de fichiers.


4 janvier 2001 - instauration en France de la taxe sur les CD-R

On invente alors en France une taxe (au profit de la SACEM) sur les supports numériques qui impacta principalement ceux qui ne pirataient pas, les autres achetant des CD vierges là où la taxe n’était pas acquittée depuis un pays voisin comme le Luxembourg.


Mars 2001 - lancement de Kazaa par Niklas Zennström, Janus Friis, et Priit Kasesalu (qui furent aussi à l’origine de Skype)


Kazaa est un client pair-à-pair décentralisé c’est à dire qu’il permet l’échange de fichiers entre les utilisateurs mais sans information relative aux fichiers échangés stockée sur un serveur centralisé.

Cette différence par rapport à Napster est ce qui a permis de contrer les attaques de la RIAA en arguant l’impossibilité de contrôler les fichiers et donc les éventuels droits d’auteurs.


Ainsi, la dématérialisation continuera son cheminement inéluctable.

Bien sûr, certains resteraient adeptes d’un disque collector avec le joli fascicule, mais la grande majorité du public écouterait l’œuvre musicale sans le moindre support matériel.

Un important lobbying a été fait à l’époque pour que le public comprenne que le CD acheté était « le bien », les fichiers MP3 « le mal ».

Comprenant néanmoins que le public demandait la dématérialisation, des solutions incluant des systèmes anti-copie (DRM) on vu le jour.

La Digital Millennium Copyright Act (DMCA) aux USA en 1998 impose même l’obligation du DRM comme protection des œuvres musicales.

Sauf que ces solutions, payantes et chères étaient du coup bien moins commodes que les MP3 téléchargés illégalement. Impossible de copier facilement le fichier d’une machine à l’autre quand bien même la copie privée était autorisée, mais la crainte d’une diffusion illégale avait conduit à cette absurdité.

Résultat, les fichiers protégés par les DRM n’avaient pas le succès commercial escompté tandis que les MP3 illégaux proliféraient et avec eux les cris d’orfraies des producteurs de musique.

Les grandes maisons de disque continuaient à vouloir vendre des CDs, mais les consommateurs quant à eux attendaient autre chose et étaient prêts à payer pour cela.


23 octobre 2001 - lancement de l’iPod

Revenu chez Apple en 1997, Steve Jobs après le lancement réussi de l’iMac, prépare le lancement d’un nouveau produit grand public, l’iPod.


28 avril 2003 - lancement d’iTunes Store (renommé par la suite iTunes Music Store)

Apple par sa solution intégrant matériel et logiciel (centrée autour d’Itunes avec une expérience ergonomique inédite a rapidement conquis les utilisateurs et permis à Apple de devenir un acteur majeur de la distribution musicale sans vendre le moindre CD. 

De plus le prix d’un titre musical fixé à 0.99$ a emporté une vraie adhésion du public.


Décembre 2005 - passage en première lecture à l’Assemblée Nationale en France de la « licence globale »

Le débat ouvert en France (Licence globale) sur un nouveau mode de rémunération des artistes pourtant promu par par la SPEDIDAM (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes) et l’ADAMI (administration des droits des artistes et musiciens interprètes) a rapidement été refermé.


Février 2007 - Steve Jobs publie « thoughts on music »

vous pouvez trouver ici l’article publié par Steve Jobs qui sentant la menace d’Amazon prend les devants et prône le « DRM-free ».


Janvier 2009 - suppression des DRM d’iTunes

Apple supprime finalement d’iTunes toute protection DRM avec un peu d’avance sur son rival Amazon


12 juin 2009 - Amazon MP3


Amazon lance son service Amazon MP3 qui permet l’achat de titres musicaux (bibliothèque de 5,5M de titres disponibles) sans DRM sans doute pour enrayer les ventes en fort déclin de CDs.


12 juin 2009 - loi Hadopi 1

La France a privilégié la coûteuse et inefficace création d’Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) qui n’avait pas une maîtrise des technologies informatiques permettant d’assurer un quelconque succès si ce n’est d’adresser des courriers de mise en demeure à des parents souvent incapables de maîtriser les outils informatiques pour empêcher leurs enfants de télécharger ou des ignorants des dernières technologies (newsgroup, VPN...) permettant de continuer à pratiquer un téléchargement illégal en toute impunité.

Pour preuve, de 2009 à juin 2018, 910 dossiers ont été transmis au procureur de la République résultant sur moins de 200 condamnations.

Pourtant avec les 9M€ qui lui seront versés pour son exercice de 2019, Hadopi aura coûté au contribuable français près de 90M€ (un rapide calcul permet ainsi de dire que chaque condamnation a coûté en dehors des frais de justice, la bagatelle de quelques centaines de milliers d’euros).

La fin d’Hadopi est programmée aujourd’hui pour 2022.


7 octobre 2008 - accès public à Spotify, le streaming musical légal 

Nous n’étions pas au bout du processus de dématérialisation.

Le dernier acte était donc la suppression de la propriété.

On achetait un disque, une cassette, un CD, on achetait un titre sur iTunes, mais finalement, on peut vous offrir une expérience digitale plus forte, plus complète avec le streaming et l’abonnement illimité.

Spotify est un logiciel développé depuis 2006 par l'équipe Spotify AB basée à Stokholm en Suède.

Spotify fut lancé pour un accès public le 7 octobre 2008.

La société permet un accès gratuit Spotify Free et un accès payant Spotify Premium (abonnement sans engagement) et a beaucoup investi pour obtenir une ergonomie ainsi qu’un système de recommandation très aboutis.

En 2012, iTunes dégageait 3,9 milliards de dollars en ventes, mais ces revenus ne cessent de décliner depuis. En 2019, ils ne devraient représenter plus que 600 millions, d’après l’analyste Mark Mulligan de Canadian Music Week.

Finalement Apple a mené intelligemment ce dernier changement, car il aurait inéluctablement perdu à terme tous ses revenus iTunes et aujourd’hui la seule inconnue est la date à laquelle Apple va définitivement arrêter iTunes Music Store (quid des titres achetés « ad vitam » par les utilisateurs ?)

De manière similaire, Amazon a accepté le fait que l’évolution vers le streaming soit inéluctable en lançant sa propre offre : Amazon Music.

À contrario les moins digitaux du marché comme le distributeur FNAC Darty a été contraints en 2017 à arrêter son offre « Jukebox » et à une alliance avec Deezer.

En 2016, les offres streaming ont dépassé les 100 millions d’abonnés.

Dès 2017 en France, les revenus du streaming musical ont dépassé les revenus provenant des ventes physiques.

Ci-dessous les revenus mondiaux estimés pour le marché du streaming musical, avec une prévision pour 2023 de près d’un milliard d’abonnés.


Étonnamment, alors que la bande passante n’est plus un goulot d’étranglement majeur et que le numérique a d’abord apporté une amélioration de la qualité restituée des enregistrements, les services de streaming haute qualité tel que les français Qobuz (avec des offres Hi-Fi et Hi-Res) ou Deezer dans son offre Elite (Hi-Fi couplée à Sonos) ne rencontrent pas encore un large public.

Qobuz, créé en septembre 2007 par Yves Riesel et Alexandre Leforestier est le leader historique et grand promoteur de l’audio haute qualité numérique. Il aurait dépassé les 100.000 abonnés, à comparer toutefois avec près de 100 millions d’abonnés à Spotify, et tous deux visent une rentabilité d’ici 3 à 4 ans.

Après avoir segmenté son offre tarifaire en fonction de la qualité d'écoute désirée, avec 40 millions de titres disponibles (à comparer avec le leader Spotify qui en dispose de 30 millions), des offres haute qualité inégalées, il ne manque peut-être que des améliorations au niveau ergonomique / algorithmique et une offre famille qui se fait attendre depuis un moment pour décoller vraiment auprès d’un public audiophile exigeant.

La concurrence fait rage entre les acteurs qui peinent à se différencier avec des tarifs quasi-alignés, les offres famille (Deezer a un peu tardé mais s’est aligné sur Spotify et Apple Music) des cartes prépayées et les acteurs multiplient les couplages avec d’autres applications telles que Sonos, Waze ou Runstatic.

Ironie de l’histoire, les DRM qu’on pensait disparus reviennent massivement puisque les sites de streaming ont protégé les fichiers musicaux diffusés pour empêcher leurs enregistrements.

Surprenant et à contre-courant, le numérique apportant un son peut-être trop pur, voire « froid », le Vinyl fait un retour étonnant sur les devants de la scène.

La rémunération des artistes reste en ce qui concerne le streaming l’interrogation majeure et légitime.

En effet, le streaming rémunère mal les artistes, environ 0.70€ pour 1000 écoutes contre 0.70€ lorsqu’ils vendent un album à 10€.


Rémunération aux USA en 2017 par écoute

De fortes disparités existent entre les plateformes quant aux montants alloués aux artistes, YouTube pointant bon dernier en la matière, le mieux disant étant le français Qobuz (qui rémunère 52 fois mieux que celui-ci).

  • 1. Qobuz (0,03816 $)
  • 2. Groove Music (0,02730 $)
  • 3. Tidal (0,01284 $)
  • 4. Apple Music (0,00783 $)
  • 5. Amazon Music (0,00740 $)
  • 6. Deezer (0,00624 $)
  • 7. Google Music (0,00611 $)
  • 8. Spotify (0,00397 $)
  • 9. YouTube (0,00074 $)

source: Les Numériques


Conclusion 

La digitalisation n’est pas opposée à l’humain, et en considérant la photo globale, n’est pas destructrice de valeur.

Mais, elle change la consommation, la vitesse de diffusion, elle change le mode d’écoute proposée par les artistes qui devaient jusqu’alors créer une cohérence, une unité à leur œuvre, les auditeurs consommateurs prenant moins le temps d’écouter une oeuvre dans sa totalité.

Un équilibre subtil est à encore trouver pour permettre une juste rémunération des artistes, assurer une diversité artistique et la montée en puissance de jeunes talents.

Les algorithmes et l’apport de l’intelligence artificielle peuvent amener de bonnes surprises et vous faire découvrir de nouveaux artistes sur la base de vos goûts musicaux ou même aider les artistes dans leurs créations.

Face au bouleversement du numérique, certains artistes ont su tirer plus de profits des « live », le prix des concerts en France ayant plus que doublé entre 2006 et 2016 (pas la peine d’accuser l’Euro ;)

La digitalisation permet aussi (menace ou opportunité?) une désintermediation car les producteurs et distributeurs historiques se retrouvent dépourvus et incapables de moduler, de remettre en cause leur business model d’antan.

Les artistes peuvent donc être tentés de s’émanciper des maisons de disque.

Le rapport de force est effectivement très différent dans l’industrie de la musique que dans la production de films et séries.

En effet aujourd’hui trois sociétés (les majors): Universal Music Group Warner Music group, et Sony Music Entertainment, contrôlent, à elles seules, 80 % du catalogue mondial des artistes présents sur les plates-formes alors que les productions dans l’audiovisuel sont beaucoup moins concentrées.

Pour disposer de la majeure partie des titres au catalogue musical il faut donc « juste » trouver un accord avec les trois majors. 

Mais à contrario, perdre un contrat avec l’un des majors est un vrai risque pour les acteurs du streaming, qui peuvent légitimement se poser la question d’intervenir comme producteur à l’instar d’un Netflix.

Ainsi Spotify, le leader du marché du streaming est bien tenté de ce rapprochement avec les artistes comme évoqué dans quelques articles récents.

Article Les Echos du 18 septembre 2018

Le digital a cette particularité qu’il peut très rapidement broyer un business établi depuis des décennies en rendant un modèle de rémunération obsolète.

Mais vouloir contrer son arrivée, le refuser au motif qu’il déstabilise votre zone de confort est l’assurance d’arriver à la catastrophe.

Spotify, acteur inexistant avant 2006 a atteint l’an dernier une capitalisation boursière de 35 milliard de dollars, soit le même ordre de grandeur que celui évoqué par JP Morgan fin 2017 (les autres estimations étant plutôt de moitié) pour une possible introduction en bourse de Universal Music filiale du groupe Vivendi.

Universal regroupant seul près de 40% des ventes de production musicale mondiale.

On peut penser que si Universal Music avait choisi une autre stratégie, il aurait pu devenir leader de ce nouveau marché.

Mais les freins intrinsèques (business model déjà établi, crainte du changement, difficulté à négocier avec ses propres concurrents) ont permis l’émergence d’un nouvel acteur, phénomène que l’on retrouve régulièrement dans la digitalisation.

La promotion de l’Open Innovation au sein des grands groupes pour leur permettre de faciliter un partenariat avec une startup par nature plus agile (sur son business et son modèle de rémunération) est un élément de réponse, cependant, il est très difficile d’accepter de faire naître un nouvel acteur qui va détricoter ce que vous avez mis des années à asseoir.

De plus les changements occasionnés par le numérique engendrent inévitablement des dégâts sociaux, car de nouveaux emplois sont créés mais de nombreux postes sont supprimés et la transition est douloureuse et difficile à mener pour les acteurs historiques d’un marché.

La difficulté réside également dans l'adaptation des textes législatifs, qui doivent accompagner le changement, mais sans nécessairement créer une nouvelle taxe improductive, avec une implication des spécialistes du domaine mais également des spécialistes du numérique, sinon on aboutira nécessairement à un résultat contre-productif.


Auteurs:

Nicolas Lemonnier et Vanessa Lemonnier

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